V
Le silence se prolongea.
Anselm, Angelotti, Florian : nul ne dit mot. Le vieux chambellan conseiller, Ternant, se pencha, à l’autre extrémité de la table, pour chuchoter quelques mots à l’évêque, mais trop bas pour qu’on puisse l’entendre par-dessus les crépitements du feu dans l’âtre. Les serviteurs bourguignons se figèrent sur place.
Cendres se remit debout d’un bond, faisant reculer et couiner son siège en bois sur le parquet. Le bruit et le ton haut de sa voix firent ouvrir de grands yeux aux serviteurs et aux gardes.
« Mais vous êtes cinglé ! »
Le grand noble bourguignon éclata de rire. On percevait dans son hilarité une nuance de satisfaction. Avec un sérieux parfait, il pointa une main aux doigts carrés vers la poitrine de Cendres.
« Damoiselle, posez-vous la question ! Qui est revenue triomphante des entrailles mêmes de la capitale ennemie, Carthage ? Qui s’est taillé un chemin sans connaître de défaite à travers la moitié de l’Europe, en nous amenant notre nouvelle duchesse ? Qui est arrivée, miraculeusement, juste à temps : la veille même du jour où le duc Charles de Valois est mort !
— Quoi ! » Cendres abattit une main nue sur la surface de la table. Le bruit claqua à travers toute la salle ducale. « Mais vous vous foutez de ma gueule !
— Et qui a gardé notre duchesse durant la chasse, l’a conduite en sécurité vers son destin, et a placé entre ses mains l’épée avec laquelle elle a tué le cerf ?
— Bordel de merde ! »
S’écartant d’un pas de la table, Cendres accomplit deux enjambées rapides, se retourna et fit face au Bourguignon :
« Nous ne sommes pas revenus triomphants de Carthage ! Nous avons battu en retraite aussi vite que nos jambes pouvaient nous porter ! Nous avons réussi de justesse à revenir au nord, depuis Marseille, avec une longueur d’avance sur les Wisigoths – je crois que depuis Bâle, nous reculons en déroute à travers l’Europe ! Et quant au moment auquel nous sommes arrivés… » Elle secoua la tête, faisant voler ses cheveux d’argent taillés court. « Vous n’avez jamais entendu parler de coïncidence, ici ! Et j’aurais aimé vous voir empêcher Florian de chasser ! Bordel de Christ Vert sur son Chêne de merde ! »
Olivier de La Marche fit vivement le signe de la Croix des Ronces sur son surcot. La lumière du matin rutilait sur les rouges, bleus et ors de son blason, dont le tissu était immaculé sur toute la largeur de son armure et de son corps puissant.
« Dieu ne se soucie pas toujours d’avertir les instruments de Ses desseins de leur vraie nature, damoiselle capitaine. À quoi bon ? Vous avez accompli tout ce qu’il désire. »
Cendres, décontenancée, le regarda bouche bée.
Angelotti, de sa place, murmura : « Sainte mère de Dieu… !
— Et, poursuivit le commandant bourguignon, nul doute que vous continuerez à accomplir Ses entreprises.
— C’est vous le commandant de l’armée, La Marche ; vous l’êtes depuis des années, ils vous ont vu dans des tournois et des guerres ! Même si j’acceptais cette idiotie, personne ne suivra mes ordres quand je serai capitaine général de l’armée bourguignonne !
— Mais si ! »
À présent, La Marche se détourna, fit quelques pas, les mains croisées dans le dos, puis revint se placer devant la table où siégeait Florian. Son regard alla brièvement vers la duchesse, estima que les lieutenants de Cendres n’avaient rien à voir dans la discussion, et revint se poser sur Cendres.
« Si, répéta La Marche. Damoiselle capitaine, je vous ai expliqué pourquoi. Vous étiez sur les remparts. Descendez dans les rues, si vous ne me croyez pas, et écoutez quelle légende vous êtes devenue ! Nous croyons que Dieu vous a envoyée pour nous apporter la duchesse, alors que sans elle, tous auraient péri à la mort du duc Charles. Les gens de Dijon croient que vous combattrez pour nous, contre des Wisigoths que vous avez déjà vaincus une fois. Ils croient que, tant que vous combattrez, la ville ne tombera pas. »
Philippe Ternant se leva et avança vers eux, s’appuyant à la table avec une main veinée, tandis que l’évêque le soutenait par son autre coude. « C’est la vérité. Je les ai entendus.
— Vous êtes parée d’une aura, désormais, insista La Marche. Comme Jeanne la Pucelle en avait une pour la France. À vous de devenir une Jeanne d’Arc pour la Bourgogne. Vous ne pouvez nier que ceci vous est échu. »
Oh, putain que si, je peux…
Quittant des yeux Olivier de La Marche, elle croisa d’abord le regard d’un des serviteurs en pourpoints blancs, puis celui d’un garde debout à côté de lui. Les visages des deux hommes exposaient à nu un espoir douloureux, totalement dépourvu de cynisme.
« Oh non. » Cendres leva les mains devant elle, paumes exposées, comme si elle pouvait bloquer les paroles du capitaine général bourguignon. « Pas moi. J’ai regardé votre paquet-cadeau, et il fait tic tac[17]…
— Vous avez le devoir…
— Je n’ai pas de devoir ! Je suis une mercenaire, bordel ! »
Le souffle court, remplie de frustration, Cendres considéra son interlocuteur d’un œil noir.
« Je n’ai rien demandé de tout ça ! C’est un tas de conneries ! Je n’ai jamais commandé plus de huit cents hommes…
— Vous disposeriez de moi et de mes officiers, damoiselle.
— Mais j’en veux pas ! Il n’en est pas question ! Dijon ne représente rien pour moi, la Bourgogne ne représente rien pour moi ! »
D’une voix tonnante, La Marche vociféra comme pendant une bataille : « Nous avons foi en vous, que ça vous plaise ou non !
— Eh ben, moi, je ne vous ai rien demandé, merde ! »
En hurlant au visage du colosse, Cendres se retrouva hors d’haleine ; l’expression qu’affichait La Marche lui coupa la parole.
Soudain calme, ce dernier lui déclara : « Croyez-vous que je tienne à vous nommer capitaine général, ma fille ? Pensez-vous que je souhaite me retirer ? J’ai été le féal du duc Charles pendant plus longtemps que vous n’avez vécu. Je l’ai vu rédiger ordonnance sur ordonnance, faire des armées de Bourgogne les meilleures de la Chrétienté. Et maintenant, la moitié de ces troupes gît morte à Auxonne, nul ne sait ce qui se passe en Flandres, et à l’intérieur de ces remparts, c’est à peine si nous avons deux mille hommes. J’ai du mal à croire qu’on pourrait confier à un autre que moi la défense de cette ville. Et pourtant, j’ai plus de mal encore à croire que Dieu ne vous a point envoyée. Vous êtes ici, à présent, pour être notre oriflamme[18]. Quelle objection puis-je élever ? Dieu exige vos services. »
Elle avait le souffle court, mais elle exprima un cynisme négligent. « C’est bien possible. Mais il ne m’a pas encore payée !
— Ce n’est pas une plaisanterie !
— Non, en effet. » Se retrouvant derrière le siège de Florian, Cendres cessa d’arpenter la salle et se tourna pour poser les mains sur les épaules de la femme blonde, le velours chaud sous ses paumes. « Ça n’a rien d’une plaisanterie.
— Alors…
— Bon, maintenant, écoutez-moi. » Cendres parlait d’une voix calme. Elle attendit, jusqu’à ce qu’elle force le noble bourguignon en armure à cesser de beugler et à écouter.
« La Bourgogne ne compte pas. L’important, c’est Florian. »
Sous ses mains, Florian frémit.
« Que nous quittions Dijon, que vous vous fassiez massacrer, que la Bourgogne soit conquise par les Wisigoths, peu importe. Tout ce qui importe, c’est que Florian demeure en vie. Tant qu’elle reste en vie, les Machines sauvages ne pourront rien faire du tout. Et si elle meurt, peu importe la Bourgogne également, parce qu’aucun de nous ne sera plus là pour en avoir connaissance : ni vous, ni moi, ni les Bourguignons, ni les Wisigoths !
— Damoiselle capitaine…
— Je n’ai pas de temps à perdre à jouer les héroïnes pour vous !
— Damoiselle Cendres… !
— Eh, c’est pas comme si j’étais la seule à avoir du charisme. » Cendres sourit en biais, recouvrant un équilibre dans ses émotions tandis qu’elle lui faisait face. « Est-ce que vous n’êtes pas la vedette des tournois ? Et… oh, et pourquoi pas Antoine de La Roche ? Il a du charme…
— Il est en Flandres, répondit La Marche d’une voix sombre. Vous, vous êtes ici ! Damoiselle, je ne veux pas croire que vous oseriez défier ainsi la volonté divine !
— Vous n’écoutez pas ce que je dis ! »
Alors qu’elle se préparait à crier – à hurler, par pure frustration : Florian ! – elle entendit s’élever la voix de Robert Anselm à côté d’elle.
« Tu ne réfléchis pas, ma fille. »
Il posa de lourdes et larges mains sur les accoudoirs de son siège et poussa pour se remettre debout. Les plates de son armure s’entrechoquèrent. Il procéda aux ajustements corporels inconscients qui calent le harnois à sa place, et fit face à Cendres. « Tu veux être sûre que Florian reste en vie ? demanda Robert Anselm en indiquant du pouce les fenêtres. Avec les autres, là dehors ? Qu’est-ce qu’il y a de mieux que d’être à la tête de toute l’armée bourguignonne, merde ? »
Cendres le regarda fixement.
« Mais, bon Dieu, Robert !
— Il n’a peut-être pas tort, madone. »
Cendres claqua du poing dans sa paume. « Non ! » Elle pivota, faisant face à Olivier de La Marche. « Je ne vais pas me charger de votre armée à la con ! Quoi qu’il arrive, je dois être en mesure de faire sortir Florian d’ici. »
Elle se retrouva en train de regarder les narines de La Marche bouger, s’élargir tandis qu’il inspirait, brusquement, et qu’il réprimait ce qu’il voulait répliquer.
« Vous n’êtes pas allé à Carthage, continua Cendres d’une voix plus mesurée. Vous n’avez jamais vu les Machines sauvages…
— C’est notre duchesse !
— Ça ne compte pas, espèce d’idiot ! »
Antonio Angelotti se leva, venant s’interposer par ce mouvement entre Cendres et Olivier de La Marche. Cendres recula d’un pas, la gorge douloureuse, jetant des regards furibonds vers le noble Bourguignon.
Angelotti tendit la main pour toucher les médailles pieuses passées autour du poignet de son gantelet germanique cannelé, et il regarda Cendres de façon éloquente, pour lui demander la permission de parler.
Essoufflée, elle finit par hocher la tête.
« Monseigneur », intervint Angelotti derrière La Marche, en s’adressant à l’évêque. « La duchesse a-t-elle l’obligation de demeurer sur le territoire bourguignon ? »
L’évêque, un homme sombre au visage rond, ressemblant un peu aux Valois, parut surpris. « Allons, c’est de la pure superstition.
— Vraiment ? » Cendres se porta tout de suite à la défense d’Angelotti. Elle ignora la grimace formidable de La Marche. « Alors, vraiment ? J’ai vu, de mes yeux vu, quelqu’un changer la vision d’un saint en un quartier de viande et de sang concret. Et à présent, vous dites tous qu’elle est votre duchesse. Vous avez du culot, de qualifier la question de mon maître artilleur de pure superstition.
— Elle dénote un certain manque de réflexion. » L’évêque lâcha le coude de Philippe Ternant et joignit les doigts bout à bout, pour les porter à sa bouche, petite, plissée en une moue délicate. « Comment mon défunt frère Charles aurait-il pu faire la guerre ou conduire sa diplomatie, s’il n’avait pas pu quitter les frontières de la Bourgogne ?
— Ah… » Cendres sentit que son visage devenait chaud. « Ouais. D’accord. Maintenant que vous le dites…
— C’est la chasse qui doit se dérouler sur les terres de Bourgogne. » L’évêque s’inclina devant Florian. « Et dans un court laps de temps. Si notre duchesse – pardonnez-moi, Votre Altesse – devait périr maintenant en dehors des frontières de Bourgogne, les nouvelles ne nous parviendraient pas à temps, même si la ville tenait toujours. Et donc, pas de chasse, pas de nouveaux duc ou duchesse, et… »
Il acheva avec un mouvement d’épaules expressif et un coup d’œil vers le pâle soleil de ce début de matinée, s’élevant dans le ciel derrière la vitre.
« Et ainsi donc Dijon doit tenir, et la duchesse avec elle ! » Olivier de La Marche laissa échapper un vigoureux soupir. « C’est clair pour moi, damoiselle Cendres. Votre chirurgienne est désormais notre duchesse. Et votre destin est de devenir notre commandant en chef, pas moi. Notre Pucelle !
— Mais je ne suis pas… » Cendres ramena sa voix dans des registres moins stridents. « Pas votre commandant en chef, merde ! »
Une profonde contrariété s’inscrivit sur les traits de La Marche. Il foudroya Cendres du regard, puis Florian – ensuite, il détourna les yeux de la Bourguignonne, pour les fixer à nouveau sur Cendres. « Il est vrai que notre duchesse a été votre chirurgienne. Cela signifie-t-il que vous ne la suivrez pas ?
— Elle n’a pas encore cessé d’être ma chirurgienne ! Messire de La Marche, je sais ce qu’est Florian. Je suis loin d’être convaincue que cela fasse d’elle une duchesse. Et je sais à quoi ressemble une noblesse factieuse. Il suffit d’une seconde pour faire tomber cette ville ! » Cendres pointa un doigt vers lui. « Combien de vos chevaliers et de vos nobles croient-ils que Florian est duchesse, exactement ? »
Pour la première fois, La Marche sembla ébranlé. Il ne dit mot.
« Florian, jette un coup d’œil par la fenêtre. » Cendres sourit d’un air sombre, sans détacher ses yeux de La Marche. « Voilà qui devrait concentrer tes idées. À présent, dis-moi qui est vraiment charge, ici, maintenant que Charles est mort. »
Lorsque la chirurgienne parla de nouveau, sa voix exprimait une honnêteté à vif, et elle parla comme si La Marche, Ternant et l’évêque n’étaient pas là.
« C’est moi. C’est moi qui suis en charge. »
Cendres décocha un coup d’œil rapide par-dessus son épaule, surprise.
« Je ne croyais pas que ce serait le cas. Je me disais que j’allais être un simple pantin. Ce n’est pas le cas. » Le visage de Floria changea. « Quelle ironie. Je me suis enfuie à Padoue et à Salerne lorsque la seule chose que j’avais à redouter était d’être mariée comme n’importe quelle noble jument reproductrice. À présent, je suis prise au piège, mais c’est parce que je suis l’héritière et le successeur de Charles de Bourgogne ! Et c’est vrai. Je le suis, Cendres. Ces gens font ce que je leur demande. Ça me fiche la trouille. »
Le souffle coupé, Cendres marmonna par réflexe : « Putain, ouais ! »
Devant le coup d’œil sardonique de la chirurgienne, elle ajouta :
« Florian, je te connais. Tu n’es pas plus en mesure de gouverner un duché que mon dernier étron ! Et pourquoi le serais-tu ? Mais si c’est Oui, madame, oui, Votre Altesse…
— Oui », répondit Florian.
Mue par une impulsion personnelle à laquelle elle n’aurait pas cédé auparavant, désarçonnée de façon subtile, Cendres grommela : « Bon Dieu, ma vieille, tu ne te rends pas compte de la veine que tu as ! Tu ne sais ce qu’on endure quand on doit établir son autorité, jour après jour après jour. Tu as chassé le cerf, et tu te retrouves duchesse.
— Chasser le cerf a fait de moi ce que je suis. Rien ne me fait duchesse ! » Les doigts longs et robustes de Floria se crispèrent, leurs jointures blanchirent. « Je dois prendre place au beau milieu des joutes politiques des autres, ici ! Je ne sais que ce qu’on me raconte. J’ai besoin de toute l’aide possible. De gens en qui j’ai confiance, Cendres. Tu en fais partie. »
Cendres se tortilla avec inconfort à l’intérieur de son armure, trop chaude dans la salle de la tour surchauffée par l’âtre, devenue étouffante. Elle détourna les yeux de l’expression de Florian, consciente que celle-ci attendait quelque chose d’elle.
« Il y a toi. Il y a la compagnie. Il y a messire de La Marche. » Cendres secoua la tête. « Il y a la Bourgogne. Il y a la Chrétienté – je n’arrive pas à me faire à cette notion-là. Tout… tout ce que je sais, c’est que je dois te garder en vie, et nous permettre d’atteindre un point où nous serons en mesure de contre-attaquer. » À ce moment, elle leva les yeux vers Olivier de La Marche. « Et vous, vous voulez faire de moi une sainte Vierge guerrière. Je suis pas originaire de Domrémy[19], moi, bordel ! Je viens de Carthage ! Je suis née esclave. Christ Vert ! Remettez les pieds sur terre !
— C’est à toi de remettre les pieds sur terre », rétorqua Florian, dans une gracieuse envolée de velours. Elle posa la main sur le canon d’avant-bras d’Anselm. « Je partage l’avis de Roberto, là-dessus. Tu me l’as répété assez souvent. Les hommes gagnent quand ils croient qu’ils peuvent gagner.
— Ah, merde… »
Antonio Angelotti se rassit et déclara sur un ton pensif : « Il faudrait que tu en discutes avec nos officiers et avec nos hommes. Le Lion azur ne devrait pas devenir la garde de la maison de la duchesse… »
Olivier de La Marche poussa un grognement. Alors que Cendres levait les yeux vers lui, le colosse déclara d’une voix normale : « Toutes mes excuses, damoiselle capitaine. Un commandant doit parler avec ses hommes, naturellement. Quand pourrez-vous le faire au plus tôt ?
— Au plus tôt ! »
L’incrédulité de Cendres ne rencontra aucun écho sur leurs visages.
Elle considéra d’abord Florian. Rien de déchiffrable là. Une anxiété tendue assombrissait les traits de Philippe Ternant ; le visage rond de l’évêque était totalement dépourvu d’expression.
« Vous n’êtes plus un simple commandant de mercenaires, répéta Olivier de La Marche. Pas pour nous. Si vous le souhaitiez, damoiselle, vous pourriez manœuvrer, et vous emparer du pouvoir ici. La ville se retrouverait coupée en deux. Je vous offre le commandement à la place. Capitaine au-dessus de moi, avec mon autorité à votre disposition lorsque vous n’êtes pas de service, sous votre responsabilité là aussi. »
À ce dernier mot, sa lèvre se releva vers le haut ; un instant, il ressembla à ce qu’il avait dû être quand il était jeune champion de la maison de Charles, chevauchant dans les grands tournois de Bourgogne : un homme qui accomplit ses prouesses avec insouciance, sans nul besoin de se prendre en considération, mais qui sait bien que, si la loyauté est une chose simple, l’âme humaine est complexe.
« Si nous ne tenons pas plus de deux ou trois jours, ajouta-t-il, je partagerai la disgrâce avec vous, damoiselle capitaine ; alors, que dites-vous de mon offre ? »
Elle soutint son regard, consciente que non seulement Florian, mais Robert et Angeli l’observaient également, que le chambellan conseiller et l’évêque arboraient en cet instant d’identiques expressions d’espoir.
« Euh… » Elle frotta sa main sur son nez. Angelotti était assis, son casque sur les genoux, en train de lisser les plumes ébouriffées par la pluie pour les remettre en ordre. Il lui jeta un coup d’œil sous des sourcils d’or. Pour les connaître depuis si longtemps, Anselm et lui, elle n’avait pas besoin de les entendre exprimer leurs opinions à voix haute.
« Vous devriez au moins dire à vos hommes, reprit La Marche, que chacun à Dijon vous le demande. Et que mes hommes attendent déjà votre réponse. »
Bon Dieu, faut vraiment que je prenne tout ça au sérieux ?
Putain…
« Vous placeriez un commandant de mercenaires avant les nobles de Bourgogne ? dit-elle lentement. Je ne veux pas me retrouver prise dans une guerre fratricide à l’intérieur de Dijon, avec les Wisigoths de l’autre côté des remparts ! »
Olivier de La Marche opina. « La pire de toutes les situations, damoiselle.
— Qu’allez-vous faire des factions et des luttes politiques internes ? » Cendres hocha de la tête en direction de sa chirurgienne. « Florian n’est même pas une Valois. Voilà bien quinze ans qu’elle n’a plus été noble ! »
Florian s’étrangla, porta la main vers son voile et marmonna quelques mots indistincts, mais sur un ton de cynisme parfaitement reconnaissable.
« Et ensuite, dit Cendres, vous y ajoutez ma personne.
— Les Turcs ont leurs janissaires[20], non ? Nous ne sommes que des hommes, répondit Olivier de La Marche, et quant aux factions, vous vous trompez d’interlocuteur, damoiselle capitaine. Je suis un soldat, pas un politicien. Tous les politiciens se trouvent au nord ; messire le duc les a expédiés là-bas avec la duchesse Marguerite, avant Auxonne. Dieu et Ses saints la protègent !
— Mais Florian, commença Cendres.
— Je vais vous le dire tout de suite, damoiselle capitaine. La duchesse Floria jouira de toute la loyauté que les hommes accordaient à mon seigneur Charles. Nous sommes en Bourgogne, ici. Nous ne sommes que des hommes, et les hommes d’honneur sont enclins à se quereller. Mais nous sommes des gens pieux, nous savons reconnaître une femme que Dieu nous a envoyée ; elle est bien notre duchesse. »
Dans les instants de silence qui suivirent, il ajouta : « Vous aussi, Dieu vous a envoyée à nous. À présent, damoiselle Cendres… qu’allez-vous faire ? »
Cinq heures plus tard, elle revint dans la tour Philippe-le-Bon, revêtue d’une armure fortement polie et d’une livrée au Lion azur propre. Les têtes se levèrent quand elle entra dans la salle, en interrompant la fin du repas de midi. Elle donna un bref coup de tête, laissa Anselm et Angelotti avancer devant elle jusqu’au bout de la table, et Rickard prendre son poste contre le mur, avec son épée et son casque. Elle s’avança à la tête de la table et s’assit sur le siège vide qui l’attendait, au côté de Floria del Guiz.
« Eh bien ? demanda Florian, dans un souffle.
— Il te reste encore du fromentis ? J’en mangerais volontiers. » Cendres toussa. « Et de l’hydromel. N’importe quoi, pourvu qu’il y ait du miel. J’ai la gorge à vif, à force de jacasser avec les autres.
— Cendres !
— Ça va, ça va ! » Un coup d’œil rapide lui montra deux douzaines des commandants de La Marche attablés, et deux abbés, avec l’évêque : tous la dévisageaient avec la même curiosité intense que les serviteurs. « Laisse-moi, je mange. »
Florian sourit brusquement, et fit signe aux serviteurs. « Pas question d’empêcher la patronne de manger. Rien ne va plus, si on empêche la patronne de manger… »
Tandis que les serviteurs approchaient de la table, la duchesse de Bourgogne tendit des mains aux longs doigts pour se servir et servir les plats à Cendres. Celle-ci jeta un regard vers les expressions de l’échanson et du majordome. Ah, merde ! Elle les a dans sa poche. J’ai réussi ça…
Ce qu’elle voyait n’était pas du dédain face à des manières aussi peu nobles, mais un genre d’orgueil devant la simplicité militaire et désinvolte de leur duchesse.
Cendres tendit la main vers un plat dont le poids et la couleur semblaient correspondre à ceux de l’or. Étrangère au noble luxe d’une chaise, elle cogna ses coudes en armure contre les bras du siège. Elle se servit de l’avoine et du gruau au miel avec une cuillère en métal, au goût curieusement différent de celui des cuillères en corne, et lança un regard le long de la table.
Anselm et Angelotti l’ignoraient, pour s’emparer des restes de nourriture et les manger avec la détermination rapide et butée du soldat, la tête blonde de l’artilleur voisine du crâne rasé d’Anselm tandis qu’ils se penchaient en arrière pour réclamer un surcroît de vin. À côté d’Angelotti, le chambellan conseiller aux yeux chassieux, Philippe Ternant, ignorait la viande dans son assiette pour mener à voix basse une vive conversation avec Olivier de La Marche, les yeux fixés sur Cendres. Au-delà du champion ducal, Cendres vit le même individu d’âge mûr, vêtu du vert épiscopal, qui se trouvait déjà là à l’aube.
Incapable de parler la bouche pleine, elle regarda Florian en levant les sourcils.
« L’archevêque Jean de Cambrai », murmura Florian, la bouche pleine, elle aussi. Elle avala. « Un des demi-frères bâtards du défunt duc. Voilà un homme selon mon cœur ; il n’y aura jamais assez de femmes en ce monde pour lui[21] ! C’est une autre raison pour laquelle j’ai besoin de ta présence. Nous aurons affaire avec lui, plus tard. Quelle que soit ta décision. Cendres, que dit la compagnie ? »
Cendres étudia l’évêque : une face ronde, avec des yeux d’un noir velouté, des cheveux noir mat autour de sa tonsure, et seul le nez des Valois pour le désigner de façon indiscutable comme un enfant de Philippe le Bon. Elle secoua la tête vers Florian, en indiquant du doigt son gorgerin poli comme un miroir, et son cou.
« Minute. Ça ira mieux.
— Faudrait surtout pas te presser… Dans quel état se trouve l’infirmerie ? demanda Florian. Comment va Rostovnaya ? Et Vitteleschi ? Et Szechy ? »
N’importe quoi pour repousser le moment. Cendres arrêta de mâcher et avala ; fit revenir ses pensées à l’infirmerie dans la tour de la compagnie. « Ce sont Blanche et Baldina qui s’en occupent, avec le père Faversham. Tout a l’air de marcher.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— À propos de Ludmilla… j’ai parlé à Blanche… Elle dit que les brûlures ne guérissent pas.
— Ça ne guérira pas si cette imbécile continue à essayer de monter la garde sur les remparts !
— Votre Altesse », interrompit La Marche.
Cendres ne regarda pas la chirurgienne devenue duchesse ; elle garda les yeux fixés sur les hommes qui occupaient la longue table. Abandonnant toute cérémonie, ils cessèrent de manger, les officiers regardant Olivier de La Marche.
Il gronda : « Votre Altesse, si vous permettez… Damoiselle capitaine Cendres, qu’avez-vous décidé ? »
La cuillère tinta quand Cendres la déposa dans l’assiette en or. Elle attarda son regard un instant sur l’opulente et chaude lueur du métal précieux. Puis elle leva la tête pour les voir tous silencieux, tous attentifs.
Une transpiration soudaine trempa son gambison durant l’instant qu’elle prit pour se remettre debout.
« Ils ont voté. » Sa voix semblait tout à la fois grêle et enrouée à ses propres oreilles.
Un silence que rien n’interrompit.
« Tout repose sur ce qui permet à Florian de rester en vie le plus longtemps. Vous donnerez votre vie pour préserver la sienne. Nous aussi. Pour des raisons différentes. Mais tous, nous ferons ce qu’il faudra. »
Une froide nausée la transperça. Elle appuya ses poings sur la table, pour se retenir de se rasseoir tout de suite, prise de vertige.
« Si cela signifie aussi que je serai votre Pucelle, afin de soutenir le moral général… Eh bien, s’il le faut, allons-y. »
Ils ont les yeux rivés sur elle : les hommes de la Bourgogne, dans leur livrée rouge et bleu avec la fière croix de Saint-André. Des hommes qu’elle connaît – Jussey, Lacombe – et d’autres qu’elle ne connaît que de vue, ou pas du tout. Elle a conscience de son armure propre, de sa livrée pimpante – et de ses cheveux taillés court, des balafres sur ses joues.
Non. Elle examina les visages d’hommes de vingt-cinq à trente ans, quelques-uns plus âgés. Peu importe à quoi je ressemble, ils voient ce qu’ils veulent voir.
Elle ramena son regard vers Olivier de La Marche.
« Je vais accepter le poste de commandant en chef. Vous serez mon lieutenant. Je suis avec vous. »
Des voix retentirent. Elle les perçut comme un brouhaha confus.
« Il y a deux conditions ! » Sa voix dérapa. Elle toussa, parcourut la salle des yeux, fixa son regard sur Olivier de La Marche, et reprit : « Deux conditions. D’abord : je prends ce poste en attendant que vous trouviez quelqu’un de plus qualifié – quand Antoine de La Roche descendra des Flandres, ce boulot lui reviendra. Vous avez besoin d’un Bourguignon avec de l’autorité et du charisme : c’est son cas. Deuxièmement : je ne resterai à Dijon que le temps de pouvoir porter le combat chez l’ennemi. Tuer ma sœur, la Faris, parce qu’elle constitue un canal pour la puissance des Machines sauvages, ou attaquer les Machines sauvages elles-mêmes. »
Pendant un instant, elle est prise de vertige : plus que tout, elle veut quitter cette ville harcelée, étouffante. Même le souvenir de son horrible marche forcée depuis Marseille passe désormais au second plan.
« Et si l’occasion se présente de faire partir votre duchesse – notre Florian – en toute sécurité, nous laisserons cette ville aux enturbannés. Sur ces bases, conclut-elle, et avec les votes du Lion azur, me voici. »
Le brouhaha des voix se décomposa en deux éléments : des vivats, et le juron explosif poussé par un des abbés. Des hommes tout autour de la table se levèrent – les habits verts d’un abbé tournoyant tandis qu’il se dirigeait d’un pas résolu vers la porte – mais les hommes en plastron et hauts-de-chausses s’agglutinaient autour d’elle en souriant, en discutant, en criant.
La Marche avança vers elle. Cendres s’écarta avec difficulté de la haute table. Le chevalier bourguignon tendit le bras pour lui saisir la main, et elle réussit à se retenir de gémir à haute voix.
« Bienvenue, damoiselle capitaine !
— Ravie », marmonna faiblement Cendres. Elle sentit ses phalanges broyées. Lorsqu’il lui libéra la main, elle dissimula ses doigts dans son dos, massant sa chair endolorie.
« Capitaine général ! » rectifièrent deux chevaliers, presque à l’unisson, l’un frisé et inconnu d’elle, l’autre trapu, le capitaine Lacombe, temporairement éloigné de son poste sur le rempart nord-ouest.
Capitaine général de Bourgogne. Merde.
Au lieu de la quitter, sa peur s’intensifia, sa nausée se changea en crampes à l’estomac. Cendres garda un visage aussi inexpressif que possible.
Plus loin le long de la table, Angelotti lui adressa un clin d’œil. Cela ne réussit pas à l’apaiser.
Voilà, c’est fait, à présent. Je l’ai dit !
Des présentations officielles de chevaliers se déroulèrent dans un flou de noms. Elle était entourée d’hommes qui, pour la plupart, mesuraient une tête de plus qu’elle, discutant à pleine voix. En regardant en arrière, elle vit l’abbé qui était resté et l’évêque monopoliser Florian.
Le regard du chevalier frisé suivit le sien. Il devait avoir vingt-cinq ans, était assez vieux pour avoir tué et ordonné qu’on tue nombre d’hommes au combat, mais une admiration radieuse se lisait sur son visage tandis qu’il observait Floria. D’une voix contrite, il déclara soudain : « Deux d’entre vous bénies par Dieu… je me réjouis de vous avoir pour nous commander, damoiselle capitaine Cendres. Vous êtes une guerrière. Son Altesse se place tellement haut au-dessus de nous… »
Cendres leva un sourcil et lui jeta un regard, à peu près à hauteur d’épaule. « Et pas moi ?
— Je… eh bien, je… » Il rougit, farouchement. « Ce n’est pas ce que je… »
Comme s’il avait été un de ses chefs de lance, Cendres dit : « Je crois que la phrase que vous cherchez c’est Ah, merde !, soldat… »
Lacombe s’esclaffa, et il sourit à son jeune compagnon. « Je ne t’avais pas dit comment elle était ? Voici messire de Romont, capitaine Cendres. Ne lui en veuillez pas, il se comporte ici comme un couillon, mais il baise bien la gueule de ces légionnaires, chaque fois qu’ils escaladent le rempart.
— Oh, je le crois volontiers », répliqua Cendres d’un ton pince-sans-rire. En croisant le regard ravi du capitaine de Romont rougissant, elle songea brusquement à Florian dans le camp devant les murailles de Dijon : Appelez ça du charisme si vous voulez…
Un premier sourire lui tirailla les coins de la bouche.
J’aimerais voir La Marche copier mon style de commandement.
Puis elle considéra Lacombe, Romont, et les autres : Si je m’y prends mal, si je ne suis pas à la hauteur de ma tâche, vous serez tous étendus morts dans les rues. Et bientôt.
Elle se retourna pour aller vers la table. Là, elle posa les mains sur le dossier de son siège ; et comme si un ordre avait été donné, les centeniers des forces bourguignonnes regagnèrent leurs places et attendirent qu’elle prenne la parole. Elle patienta, le temps que Florian s’asseye.
« Je ne fais pas tout à moi toute seule. » Cendres se pencha sur le dossier du siège, scrutant à tour de rôle chacun des visages qui entouraient la table. « Je ne l’ai jamais fait. J’ai de bons officiers. J’attends d’eux qu’ils donnent leur avis. En fait… », elle regarda Anselm et Angelotti, « … la plupart du temps, je n’arrive pas à leur faire fermer leur gueule ! »
Ce ne fut pas leur rire qui la réchauffa, mais les attitudes indéniables d’hommes qui se détendent pour écouter. Leurs expressions exprimaient du cynisme, de l’espoir, des évaluations : Ce sont les habituelles conneries des commandants, on a déjà entendu tout ça, mêlés à des On est bien profond dans la merde, ici, est-ce que tu es assez forte pour nous en tirer ?
La Bourgogne est peut-être différente. Mais les soldats restent des soldats.
Dieu merci, j’aurai La Marche avec moi.
« J’attends donc de vous que vous me parliez pour me tenir à jour de ce qui se passe, et pour transmettre toutes les informations à vos hommes. Je ne veux pas nous retrouver pris au dépourvu parce qu’une andouille a cru qu’il ne fallait pas me parler d’un problème, ou qu’il pensait que ses hommes n’avaient pas besoin de savoir ce que racontaient les gens des postes de commande. Je n’ai pas besoin de vous dire que nous tenons par un cheveu, ici. Alors, nous avons besoin de nous reprendre, et nous avons besoin de le faire vite. »
Il y en avait peut-être encore deux, sur vingt, qui regardèrent par réflexe du côté d’Olivier de La Marche quand elle eut fini de parler. Elle prit mentalement note des visages, à défaut de connaître leurs noms pour le moment. Deux sur vingt, c’est bon putain…
« Très bien. À présent… »
Cendres abandonna son siège et commença à marcher de long en large, essentiellement de façon à bien leur faire voir son harnois milanais, poli de frais, et coûteux, mais aussi pour regarder par la fenêtre de la tour les mouvements de fourmis des Wisigoths derrière leurs tranchées.
« … ce que nous devons savoir, c’est… pourquoi nous ont-ils laissé trois jours pour discuter de ça, bordel ? »